Sanaa El Aji: «L’amour fait peur à certains»

Par Zineb Bouazzaoui
Sanaa El Aji DR
Sanaa El Aji DR

Maghreb1: Pourriez-vous résumer votre parcours de journaliste puis de sociologue en quelques lignes?

 

Sanaa El Aji: Pour moi, faire une thèse de doctorat en sociologie et, avant cela, un master recherche en études de genre, n’a jamais eu pour objectif d’avoir «un diplôme». C’était une suite logique de ma passion pour le journalisme et une manière d’appréhender les problématiques sociologiques avec d’autres paradigmes et d’autres outils.

Je suis animée par la passion. Le journalisme et la sociologie me passionnent car ils me permettent, même avec des outils différents, de comprendre la société, l’observer et observer ses évolutions et ses transformations.

Quel est le dénominateur commun entre ces deux casquettes?

 

Comme je l’ai dit avant, les outils d’analyse et de travail ne sont pas les mêmes. En sociologie et en recherche de manière générale, le temps d’analyse, d’enquête et de travail n’est pas le même que celui en journalisme. Le/La chercheur.e ne peut pas réagir à chaud pour lire un événement ou un phénomène. Ce sont donc deux mondes différents qui permettent d’appréhender les différents phénomènes de société avec des approches différentes.

 

D’où vient votre passion pour l’écriture?

 

Je serai incapable de répondre. C’est comme si je devais savoir pourquoi je fais un 1.67m. L’écriture fait partie de moi. Je me nourris de l’écriture sous ses différentes formes. Et puis, elle me permet de partager des réflexions et des observations, de contribuer aux débats de la société.

 

Quel est le rôle des médias dans la promotion et la valorisation de la culture maghrébine?

 

Le rôle du journaliste n’est pas de promouvoir. Toutefois, quand un.e journaliste fait son travail de manière professionnelle, il/elle contribue à une meilleure connaissance des sujets sur lesquels il/elle travaille: Culture maghrébine, politique, art, etc.

Dans quelle mesure l’usage des médias sociaux a-t-il changé votre vie au quotidien?

 

Il faudra peut-être un travail de recherche pour appréhender l’impact des réseaux sur notre vie. Ce qui est évident, c’est qu’il y a eu une vie avant les réseaux sociaux et une vie après. Nous n’appréhendons plus les choses de la même manière depuis l’arrivée des réseaux sociaux dans nos vies.

Personnellement, ces outils me permettent de garder le contact. Ils me permettent aussi de partager mes articles et mes tribunes, de suivre certains débats sociaux au Maroc ou ailleurs et parfois, cela peut même m’inspirer des idées d’articles ou de chroniques.

 

Le 8 mars est devenu une occasion de dresser un bilan de la situation des femmes. Quel regard portez-vous sur cette date et sur l’évolution des femmes dans la société marocaine?

 

Je suis peinée que certains continuent à considérer le 8 mars comme une fête. Le 8 mars est une opportunité qui devrait nous rappeler, à tous, que l’égalité n’est pas encore atteinte, que des droits de femmes sont bafoués et que certains combats doivent continuer non pas pour faire semblant ou pour remplir des cases et libérer sa conscience, mais parce qu’il y a de véritables problèmes de fond concernant les droits des femmes et l’égalité.

Je ne sais pas si les gens se rendent compte, mais il est réellement révoltant et amèrement injuste que ce soit le genre qui impacte nos droits et devoirs, notre place dans la société, dans la place publique et dans la vie publique et non pas nos capacités réelles et individuelles. Sur quelle base doit-on considérer qu’une personne, peu importe ses valeurs et ses capacités individuelles, puisse bénéficier de certains «acquis» ou en être privée, par la seule coïncidence de sa naissance avec un organe sexuel donné? Un organe sexuel biologique qui déterminera sa vie future, ses droits et obligations et sa place au sein de la communauté!

 

Que pensez-vous de la situation des femmes journalistes au Maghreb?

 

Je ne la connais pas suffisamment bien pour la commenter. Au Maroc, dans la pratique journalistique, je ne pense pas qu’il y ait de véritables entraves que subissent les femmes journalistes par rapport aux hommes journalistes.

Elles font toutefois face aux discriminations classiques de genre, qu’on va trouver dans de nombreux autres milieux professionnels: les rencontres entre collègues (et parfois avec la hiérarchie) qui se font parfois tard le soir, quand les femmes, au vu de la répartition traditionnelle des rôles, ne peuvent pas toujours être présentes. Des rencontres qui peuvent aussi avoir lieu dans des bars où les femmes ne sont pas toujours les bienvenues.

Ce sont là des moments et des espaces de vie où on peut parfois rencontrer «des sources» aussi; ce qui, d’office, lèse les femmes journalistes.

Il y a aussi la question du harcèlement sexuel dans l’entreprise de médias, comme dans beaucoup d’autres secteurs malheureusement.

 

Comment qualifieriez-vous l’image des femmes véhiculée au sein des médias maghrébins?

 

Dans les médias à travers le monde, l’image des femmes a fait l’objet de nombreuses études, entre sexualisation, objetisation et confirmation des stéréotypes de genre. Elle mérite un gros travail de déconstruction. Le Maghreb n’est pas exclu de ce schéma.

 

Steven Bartlett (entrepreneur et auteur britannique) a dit: «Les réseaux sociaux ont ruiné les attentes de toute une génération, leur vision des relations humaines, du travail, et de la vie en général. Ils ont rendu la perfection normale» ce qui a généré un déséquilibre au niveau des relations hommes femmes. Etes-vous du même avis?

 

Je ne suis pas spécialiste de la question. Ce que je dirai reste donc un avis personnel basé sur certaines lectures, et non sur une véritable objectivation de la question. Toutefois, l’observation empirique permet effectivement de relever le poids psychologique sur les usagers des réseaux sociaux, de l’image de l’autre: Parfait, heureux.se en couple, toujours en voyage, riche, amoureux.se, beau/belle, etc. Cela a certainement un impact sur la vision que nous pouvons avoir de notre vie, notre corps, notre couple, notre travail, etc.

Certaines recherches alertent aussi sur les transformations des relations de couple. Facebook, Tinder et d’autres réseaux installent le réflexe quasi-inconscient de: «y’en aura toujours un.e autre qui sera meilleur.e». Les individus risquent donc de moins s’investir dans la construction de leurs relations de couple.

Devons-nous nous méfier de la croissante médiatisation de la société qui marque l’apogée de l’exhibition de soi et du voyeurisme?

 

Nos grands-parents se sont peut-être méfiés de la radio et ensuite de la télévision. Les générations futures pourraient se moquer de certaines de nos réactions aujourd’hui. Les réseaux sociaux sont là, avec leur impact de plus en plus grandissant. Alors, qu’allons-nous faire? Nous inquiéter à propos de leur impact, où alors les intégrer dans les modules de formation des jeunes et des moins jeunes, étudier leurs impacts et essayer d’en tirer le meilleur pour les individus et les communautés?

Les réseaux sociaux ne sont pas mauvais. Ils offrent de belles opportunités professionnelles et personnelles. Ils peuvent aussi avoir beaucoup de dégâts. C’est pour cela qu’il faut apprendre à vivre avec ce qu’ils ont de meilleur.

 

La campagne publicitaire lancée récemment par une marque de biscuiterie à l’occasion de la Saint-Valentin a provoqué une polémique. Que dit ce bad buzz sur la place de l’amour dans la société marocaine et maghrébine en général?

 

Pour moi, c’est un bon «bad buzz». Pour l’entreprise, c’était un bon coup marketing. Pour nous, journalistes, observateurs, sociologues, ce «débat» a créé une matière permettant de comprendre certains aspects: le rapport à l’Amour, la confusion, chez certains, entre amour et débauche, le rapport à la langue et la darija dans l’expression du sentiment amoureux ou de la tendresse et de l’affection, et puis aussi la volonté de certains de contrôler non seulement la vie des autres mais aussi leurs sentiments et la manière avec laquelle ils expriment ces sentiments, etc.

Il est triste de constater que l’Amour fait peur à certains. Mais il est beau de constater aussi le sens de l’humour dont ont fait preuve beaucoup de Marocain.e.s à cette occasion; et aussi, la manière avec laquelle ils ont insisté pour donner à l’Amour toute sa place dans leur langage.

 

Quels conseils donneriez-vous à la jeunesse maghrébine?

 

Je n’aime ni recevoir ni donner des conseils. Je profiterai toutefois de votre question pour partager une de mes règles fondatrice: Apprenons à être nous-mêmes! C’est dommage que les jeunes et les moins jeunes prennent des décisions non pas sur la base de ce qu’ils veulent vraiment et de ce qu’ils aiment vraiment (en amour, au travail, en amitié, etc.) mais essentiellement sur la base de ce que les autres attendent d’eux. De ce que les autres pensent ou penseraient d’eux. C’est triste de faire des choix pour les autres, en prenant le risque d’être malheureux.se et de ne pas ressembler à ce que l’on est vraiment.