
Maghreb1: Une première question qui nous intrigue, pourquoi Mohammed Moulessehoul, le fils du Sahara, se cache sous le pseudo, Yasmina Khadra?
Yasmina Khadra: Je ne réponds pas à cette question. D’abord, parce que je ne me cache pas. Ensuite, parce que ce qui compte, en littérature, ce n’est pas le pseudo mais le texte.
Quelles sont les questions qui déclenchent le plus votre acte d’écrire un texte?
La curiosité. J’ai toujours voulu comprendre ce qui façonne le facteur humain. Je suis fasciné par cette créature éphémère, vulnérable et imprévisible qu’on appelle l’Homme et qui est à l’origine de tant de découvertes fantastiques et de tant de drames et de cataclysmes.
J’écris pour essayer de saisir ses motivations, ses faiblesses et ses grandeurs, pour remonter aux sources de ses choix parfois sublimes, souvent malheureux.
Je ne peux pas passer à côté de quelque chose sans m’attarder dessus. Je vis une époque tourmentée, traversée par de belles fulgurances par moments et d’effarantes tragédies par endroits.
Ces paradoxes m’interpellent, me taraudent, me bouleversent. J’écris pour leur trouver un sens.
Vous incarnez le goût de la liberté: «Je suis responsable de chaque mot dans mes livres. J’explique ce que je crois avoir compris, raconte ce que je crois savoir». Dans le monde d’aujourd’hui, quelles sont les questions qui vous préoccupent le plus, qui vous inquiètent?
Les questions qui n’ont pour réponse qu’une réaction épidermique, voire instinctive, comme la rumeur, le suivisme, l’embrigadement, enfin toutes ces frustrations qui deviennent une idéologie ou bien une cause majeure et qui charrient les masses sur les chemins de la discorde et des perditions.
Je suis sidéré par la prédisposition qu’ont les gens de se laisser manipuler et emmener sur des terrains minés.
Je ne comprends pas pourquoi certains préfèrent renoncer à leur quiétude pour s’engouffrer, corps et âme, dans des turbulences dévastatrices.
A croire que les leçons de l’Histoire ne nous enseignent rien. Les mêmes dérives évidentes reviennent, de génération en génération, nous prouver les cancres impénitents que nous sommes depuis l’ère des troglodytes : Les mêmes guerres, les mêmes hostilités, les mêmes stupidités nous dressent les uns contre les autres depuis la nuit des temps sans qu’à aucun moment nous ne réalisons combien la vie est belle et mérite d’être vécue pleinement, dans ses joies et dans ses peines.
Dans quel sens l’humanité est en train d’avancer selon vous?
Dans le sens des rapports de force, en général, et dans le sens que chacun de nous, à notre petite échelle, veut insuffler à l’exercice du bien et du mal.
Le monde est ainsi fait...Il y a ceux qui œuvrent pour le bien et ceux qui se complaisent dans la nuisance comme le ver dans le fruit. C’est précisément cette dichotomie qui me squatte l’esprit.
Qu’est-ce qui motive les uns et qu’est-ce qui obsède les autres? Je crois que nous n’aurons jamais la réponse.
L’Humanité semble conçue d’une façon qui échappe aux mortels que nous sommes, d’une façon que nous sommes censés subir stoïquement comme un destin.
S’agit-il d’un équilibre, d’une pathologie congénitale ou d’une nature? Peut-être les trois facteurs à la fois. Allez savoir pourquoi des savants passent leur vie entière dans des laboratoires pour trouver le vaccin miracle afin de sauver l’Humanité et pourquoi d’autres savants passent leur vie entière dans des laboratoires pour trouver l’arme absolue capable de détruire la planète entière plus vite que le Big Bang.
En vérité, l’Homme est le croisement de l’ange et du démon, tous ses exploits et toutes ses faillites ne sont que la guerre qu’il se livre à lui-même.
Quel doit être le rôle de l’écrivain face aux enjeux universels du 21 e siècle?
Cela dépend des individus. Ecrivain ne veut rien dire. Il y a des écrivains responsables et des écrivains irresponsables, des écrivains à l’écoute de leurs peuples et des écrivains à l’écoute de leurs maîtres, des écrivains magiques et des écrivains maléfiques, des écrivains qui ont du talent et des écrivains qui ont des réseaux... Ce qui importe, face aux enjeux (pipés) du 21ème siècle, c’est la prise de conscience des périls qui guettent les nations inattentives à leur décrépitude.
Ce ne sont pas les écrivains qui sauvent, mais les peuples qui savent décortiquer les messages, distinguer le bon grain de l’ivraie, faire la part des choses et puiser dans leurs convictions la force de sortir la tête de l’eau et de marcher vers le progrès en préservant crânement leur pleine souveraineté.»
Ne vous sentez vous pas frustré ou plutôt résigné par les évolutions rapides, graves et inattendues survenues un peu partout dans le monde surtout dans la région du Maghreb avec un escalade aux impacts sûrs sur nos peuples?
Nietzsche disait : «Lorsque la paix règne, l’homme belliqueux se fait la guerre à lui-même».
Chez nous, au Maghreb, la paix est un chômage technique. Il nous faut constamment des hostilités pour nous tenir éveillés. Nous ne nous rendons pas compte que le monde s’arme pour parer aux vacheries des lendemains, qu’il accélère pour rattraper les nations «potentiellement dangereuses parce que prédatrices» et qu’il s’ingénie à produire ses propres «anticorps» alors que nous autres, nous sommes encore à nous embourber dans des questions identitaires et des considérations roturières et infantilisantes.
Le Maghreb pourrait constituer un fabuleux phare sur le bassin méditerranéen si nous faisions montre d’un minimum de présence d’esprit et d’un minimum d’égard pour nos enfants et pour les générations de demain.
Hélas, il n’est pas donné à toutes les nations de savoir s’élever jusqu’au sommet de leurs rêves.
Chez nous, la notion de la nation n’est qu’une caisse à résonance, un slogan blanc sur le fronton de nos édifices.
La prédation dame le pion à la responsabilité, la médiocrité supplante la sobriété, la corruption, le népotisme, la «bougnoulisme» et le ridicule ne s’embarrassent d’aucun scrupule, et nous portons la «hchouma» avec une morgue hypertrophiée. Chez nous, toute tête qui émerge se doit d’être décapitée. Nous nous amusons à défigurer nos plus belles images, nous nous liguons contre les meilleurs d’entre nous et nous nous réjouissons de notre propre déconfiture.
Comme des naufragés de l’Histoire, nous sombrons inexorablement vers le fond, cependant, j’en suis convaincu, nous avons mille chances de ne pas couler pour de bon. J’ai le sentiment que les nouvelles générations vont s’inspirer de nos travers pour ne jamais nous ressembler et pour réussir là où nous avons échoué.
La femme occupe une place de choix dans vos ouvrages. Que représente la femme pour vous?
La femme devrait occuper une place de choix partout, dans la société, dans les institutions, dans la famille, jusque dans les grands projets de la nation, pas seulement dans les livres ou dans les fantasmes des poètes frustrés.
Elle est le socle véritable de nos ambitions, la porte dérobée de notre émancipation. Certes, elle demeure arbitrairement subordonnée à l’homme un peu partout dans le monde, mais chez nous, cela dépasse l’entendement.
La femme, chez nous, est considérée comme un objet de scandale potentiel, un être subalterne à utilité réduite, une ménagère standardisée.
Le regard qu’elle attire est malsain, bestial, condescendant, méfiant, dédaigneux. Tandis que les Grandes nations sont à deux doigts d’envoyer une sonde spatiale de l’autre côté du Système solaire, nous sommes encore à jeter l’anathème et toutes les opprobres sur la femme qui sort tête nue, qui porte un pantalon ou qui se maquille.
Croyez-vous qu’avec une mentalité aussi rétrograde nous sommes en mesure de relever les vrais défis qui nous attendent? Même pas en rêve.
Votre roman «L’Attentat» sera adapté en série télévisée par la plateforme de diffusion en ligne américaine «Netflix». Est-ce le début d’une ouverture de Yasmina Khadra sur le septième art et l’audiovisuel?
Quatre de mes romans ont été adaptés au cinéma. J’ai écrit plusieurs scénarios, dont deux ont été réalisés. Je suis cinéphage et c’est un bonheur d’écrire pour le cinéma.
Ce n’est pas un début, pour moi. Mon écriture est visuelle, ce qui facilite son adaptation au cinéma, au théâtre (jusqu’en Amérique latine et en Afrique subsaharienne), en bandes dessinées.
Les adaptations sont de très belles aventures qui m’enthousiasment et qui prouvent que le livre inspire d’autres approches et d’autres langages artistiques. Nos dramaturges et nos cinéastes devraient s’approprier le travail de nos écrivains afin d’élargir notre audience dans un monde qui n’a de cesse de se verrouiller dans ses propres acquis.
Il faut oser investir d’autres espaces. Après tout, la culture est la plus géniale des générosités. Nous avons beaucoup appris du monde, à notre tour de montrer que nous avons aussi des choses à lui offrir.