
Manteau de fourrure, cape de laine, imperméable, moufles et bonnets… Face à la vague de froid qui sévit dans le pays, on sort l’artillerie lourde. Chacun a son arme fatale pour lutter contre les rigueurs du climat. A Ouazzane, une ville montagneuse perchée à 614 m d’altitude où le mercure frôle ces jours-ci zéro degré Celsius, rien ne vaut une bonne jellaba en laine faite à la main par un mâalem ouazzani pour se tenir bien au chaud dans ce froid de canard.
En hiver, quand les cimes de cette paisible ville située dans le pays de Jbala au nord du Royaume se drapent de neige, ses habitants s’enveloppent de jellabas. Portée dans toutes ses variantes par les Ouazzanis de tout âge, cette pièce de vêtements fait partie de l’ambiance des journées et des nuits d’hiver. Nommée justement «dwa lberd» (antidote des maladies articulaires), elle est plébiscitée pour sa capacité inégalée à conserver la température corporelle et fonctionne, dès lors, comme un système d’isolation thermique. Bien qu’il existe différents types de jellabas adaptés à toutes les saisons, c’est en temps de basse température que cet article s’écoulait comme des petits pains, avant que la crise ne passe par là.
La finesse de fil en aiguille
En outre, c’est un habit qui se porte tous les jours et qui se prête à toutes les occasions: idéal pour les courses au souk hebdomadaire comme pour les fêtes religieuses ou les cérémonies de mariage. Synonyme à la fois de confort, d’ergonomie et d’élégance, c’est un must have dans les garde-robes des Ouazzanis.
A en croire les aficionados de ce patrimoine séculaire, une jellaba Made in Ouazzane et faite dans les règles de l’art ne perd pas son éclat une fois lavée, comme c’est le cas pour d’autres.
Les Marocains et les Maghrébins en général sont connus pour affectionner la jellaba et exceller dans l’art de sa confection. Mais les fins connaisseurs vous diront à l’unisson que celle originaire de «Dar Dmana» est unique et inimitable.
Mais d’où cette pièce de vêtement tient-elle cette notoriété qui confine au mythe et qui a dépassé les frontières locales voire nationales?
La réponse à cette question est à chercher dans un endroit tout précis: la Souika ou l’ancien Mellah de la médina qui est le cœur battant de l’artisanat local et le QG des tisserands patentés (Derraza) de cet habit ancestral.
En faisant le tour des petites échoppes bordant cette rue commerçante aujourd’hui moins animée que par le passé, la jellaba tape dans l’œil et ravit la vedette aux autres produits d’artisanat. Elle est reconnaissable, tout d’abord, à son tissu en laine pure appelé «Kharqa» ou «Roqâa» et ses bouloches qui peuvent être épaisses (habba rhlida), fines (habba rqiqa) ou très épaisses (on parle alors de «M’harbla» qui est de qualité premium). Deuxièmement, une jellaba ouazzania se distingue par ses motifs, ses rayures et sa broderie (S’fifa et Darss), détails qui apportent à la pièce une touche de finesse et d’authenticité.
La jellaba se réinvente…timidement
Si les mâalems d’un certain âge restent pour la plupart cantonnés à leur savoir-faire hérité de père en fils, la nouvelle génération d’artisans tente, peu ou prou, de sortir des sentiers battus et d’innover, notamment au niveau des motifs et de la broderie.
Cette remise au goût du jour, loin d’être un luxe, est devenue une nécessité étant donné qu’en plus de la population locale, la clientèle est de plus en plus composée de touristes, tant marocains qu’étrangers, qui cherchent une pièce «personnalisée» avec un style plus jeune, des couleurs plus claires au lieu des classiques noir, marron et vert olive, davantage de fioritures… Certains jeunes maâlems ont entamé ce processus de «modernisation» de la jellaba ouazzania, certains ont même eu l’idée de concevoir une «jellaba-manteau» pour séduire les jeunes. Mais cet effort d’innovation reste assez timide eu égard à la mentalité prédominante qui considère cet habit ancestral comme un patrimoine sacré, donc parfait et intouchable.
Cette «sacralité» est surtout visible dans la méthode de fabrication qui est restée immuable des siècles durant. Ici, pas moyen d’exposer son talent ou d’expérimenter une nouvelle manière de faire. Comme dans un canevas, chacun a sa tâche qu’il doit exécuter dans le droit fil de ce qui est prescrit par les séniors, dépositaires attitrés de cet art sacro-saint.
L’opération commence par l’acquisition de la matière première, à savoir la laine des moutons, auprès des paysans à Souk Laghzel. Avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, la Souika abritait une vente aux enchères («Dlala»), une pratique ancestrale pendant laquelle les fournisseurs faisaient étalage de leurs marchandises qui sont vendues au plus offrant. De leur côté, les acheteurs pouvaient de cette manière faire leur choix entre une grande variété de produits.
Une fois lavée, séchée et nettoyée des impuretés, la laine brute est confiée aux bons soins des femmes qui la travaillent au «Karchal» pour la ramollir avant de la passer aux instruments traditionnels de tissage, notamment «Lmaghzel» et «Lamramma» pour obtenir, au final, une sorte de boule épaisse. Les fils de laine, triés et disposés selon la couleur et l’épaisseur, sont alors prêts à être tissés et c’est là qu’intervient le rôle central du Derraz. Selon le type de la kharqa, le tissage peut durer entre quelques heures et une journée entière.
Parmi un éventail de coupons qui s’empilent dans les boutiques longeant l’ancienne médina, le client n’a que l’embarras du choix. Son choix fait, la kharqa est confiée au couturier qui la découpe sur mesure et l’embellit avec des ornements (boutons, S’fifa, Darss) sélectionnés de commun accord avec le client. En fonction de la qualité de la laine, du motif choisi et de l’importance du travail à la main, le prix de l’article oscille entre 100 et 2.500 dirhams pour une jellaba de luxe, dite «Sousdi», qui est réservée bien entendu aux plus nantis.
Entre le conditionnement de la laine et la couture, la confection artisanale d’une seule pièce fait appel à plusieurs métiers et assure des revenus à une dizaine de ménages.
La filière lainière («Draza») est, en effet, l’activité la plus ancienne de cette cité aux 6.000 artisans et la jellaba ouazzania, au cœur de cette filière, est un fleuron de l’économie locale. Sauf que le Covid est passé par là, jetant son ombre sur un marché qui lutte aujourd’hui pour sa survie.
Contre Covid, une génération de «mâalems 2.0»
Entre la matière première qui se fait chère et les touristes nationaux et étrangers qui se font rares, la commercialisation donne du fil à retordre aux marchands locaux qui n’arrivent même pas à amortir les frais de fabrication. Terrés dans leurs échoppes sis rue Souika, ils attendent impatiemment l’avènement du mois sacré ou de l’Aid Al Fitr pour pouvoir doper un tant soit peu les ventes, en chute libre depuis deux ans à cause des restrictions sanitaires.
Les plus jeunes et les plus «connectés» parmi eux ont d’autres tours dans leur sac. Ils «tissent large» en investissant les réseaux sociaux et les sites de commerce en ligne pour faire la promotion de leurs produits à l’échelle nationale. Un post sur Facebook ou Youtube avec de jolies photos/vidéos représentant un échantillon de la marchandise, un petit descriptif, la fourchette des prix et un numéro de téléphone et hop, le tour est joué et l’hameçon prend mieux !
Covid, industrialisation et contrefaçon, renchérissement des coûts de production… Contre vents et marées, les maîtres-artisans font de leur mieux pour préserver de l’érosion ce patrimoine authentique devenu un symbole socio-culturel de «Dar Dmana» et une vitrine de son artisanat et de son identité.
Mais, au-delà des efforts individuels et des initiatives personnelles, la sauvegarde et la valorisation de la jellaba ouazzania appellent une intervention des pouvoirs publics. Il s’agit tout d’abord de protéger le métier de «Draza» dont la transmission intergénérationnelle se fait à travers des canaux conventionnels (de père en fils, du maître à l’apprenti), sans documentation ni transcription. Entre les maâlems décédés et ceux reconvertis à d’autres activités plus lucratives, le nombre des «Derraza» se réduit comme une peau de chagrin et la filière est aujourd’hui menacée de disparition. Il est grand temps de lancer un travail de documentation et d’inventaire des savoirs et savoir-faire liés à ce métier et, pourquoi pas, l’intégrer dans les cursus des établissements de formation professionnelle comme une filière à part. Par ailleurs, la jellaba ouazzania a besoin d’une forte campagne promotionnelle pour mieux se faire vendre sur le marché national. Les artisans et commerçants ouazzanis sont nombreux à afficher fièrement, à l’entrée de leurs commerces, des photos de SM le Roi portant de splendides jellabas made in Ouazzane. Déjà, en portant ce vêtement emblématique de la ville, le Souverain lui a offert un joli coup de pub. Il n’empêche que la balle reste dans le camp des autorités locales et du département de tutelle pour la promotion de ce produit en mal de reconnaissance.
Aujourd’hui, la jellaba ouazzania est en voie de faire l’objet d’une candidature à la prestigieuse liste du patrimoine mondial immatériel de l’Humanité de l’Unesco. Peut-être ce serait là le déclencheur d’une dynamique vertueuse en vue de rendre à cet habit iconique ses lettres de noblesse.