
Ils sont nés de parents immigrés maghrébins ou mixtes. Ils ont grandi dans les banlieues des grandes villes de France ou de Belgique, dont ils ont acquis la nationalité, et ont vécu la pauvreté, la précarité et le racisme au plus jeune de leur âge. Devenus adultes, ils ont développé une passion commune pour l’écriture. Une écriture qui donne la voix à une communauté largement marginalisée.
Née dans les années 1980, la littérature «beure» compte aujourd’hui un important corpus et a fait l’objet de plusieurs débats portant d’un côté sur le bien-fondé de regrouper ces ouvrages littéraires sous une étiquette basée sur l’origine des auteurs, et, de l’autre, sur la place légitime de cette littérature dans le champ littéraire français. Qu’est-ce qui fait la spécificité de ce «mouvement» littéraire? et quelles tendances sont apparues alors que le phénomène s’apprête à boucler quatre décennies d’existence?
S’il y a un trait commun entre toutes ces œuvres, c’est qu’elles sont largement autobiographiques. Les écrits de cette génération d’écrivains, que les critiques qualifient de «romans d’apprentissage» ou d’«initiation», sont marqués par des conflits d’identité, des expériences de discrimination et le vécu quotidien de ces jeunes auteurs.
Aux origines du mouvement «beur»
Selon Abdallah Mdarhri-Alaoui, l’un des grands spécialistes de la littérature maghrébine, l’appellation «littérature beur» renvoie essentiellement à l’origine socio-historique des écrivains d’origine fondamentalement maghrébine et même ethnique, puisque le mot «Beur» est le verlan (syllabes d’un mot prononcé à l’envers) du mot «arabe», utilisé pour se désigner par les jeunes d’origine maghrébine en France, notamment dans la banlieue parisienne, à partir des années 1970. Abrégé et inversé, «Arabe» donne «Rebeu» qui, inversé à son tour, aboutit à «Beur».
Cet état d’esprit s’est traduit dans un ensemble de comportements, de modes de vie, de styles vestimentaires, de films cultes, une littérature, cinéma, musique, humour beurs, pouvant exprimer parfois le mal-être de certains de ces Français que les clichés décrivent comme «partagés entre deux cultures», ainsi que les difficultés rencontrées dans leurs relations avec leur famille, souvent très marquées par le pays d’origine, et la société française.
La naissance du mouvement beur est intervenue dans un contexte de grand bouillonnement consécutif notamment à l’organisation en fin 1983 de la célèbre «Marche pour l’égalité et contre le racisme», que les médias ont surnommée «Marche des beurs». Cette manifestation, initiée à l’origine pour dénoncer les violences policières et réclamer des droits pour les migrants, a favorisé une prise de conscience collective, à travers la création d’associations et de moyens d’expression, à l’image du journal Sans Frontières et de médias comme Radio Beur à Paris et Radio Gazelle à Marseille.
En cette même année, un jeune homme alors inconnu, Mehdi Charef, publie «Le Thé au harem d’Archi Ahmed», célébré par les critiques comme le premier roman beur. L’année suivante, un autre écrivain, Bouzid Kara, publie «La Marche». «Cette Marche représentait le cri de révolte d’une jeunesse étouffante», écrit-il, à propos de la Marche des beurs.
Dans ce roman, Bouzid contribue à ce grand bouillonnement de l’époque et décrit l’itinéraire de cette marche avec ses temps forts, les rencontres improbables, les débats, les doutes, les interrogations et les tensions au sein du groupe de marcheurs qui restera uni et solidaire de Marseille jusqu’à Paris pour exiger la reconnaissance «de nos droits – et, en premier lieu, le droit à la vie».
Très vite, d’autres écrivains font leur apparition, Nacer Kettane, Farida Belghoul, Akli Tadjer ou encore le sociologue Azouz Begag, qui est l’une des figures les plus prolifiques de ce mouvement et qui fut ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances, sous Jacques Chirac.
Itinéraires différents, destin commun
Parmi les jeunes écrivains qui ont marqué la scène culturelle beure dans les années 1980 et 1990, seule Leïla Houari, auteur notamment de «Zeïda de Nulle part» (1990), est Marocaine et réside à Bruxelles. La majorité des autres sont d’origine algérienne, au moins par leur père. Ce quasi-monopole, le critique littéraire François Desplanques l’explique par «l’implantation plus ancienne de la communauté algérienne en France, les traumatismes de la guerre d’indépendance, la réprobation plus lourde qui en a résulté dans de larges secteurs de l’opinion française. Tout se passe comme si le bouc émissaire, rejeté ici mais aussi là-bas, éprouvait, plus que ses cousins de Tunisie ou du Maroc, le besoin de faire entendre sa voix».
On constate aussi que la majorité de ces écrivains ont en commun une enfance dans des milieux marqués par la pauvreté, la précarité, les conflits de voisinage (souvent en HLM), les difficultés d’adaptation à l’école, les délits de faciès et le racisme ordinaire.
Mais cette similitude de profils n’exclut pas une diversité des itinéraires. Akli Tadjer est né à Paris, Azouz Begag, à Villeurbanne (banlieue de Lyon). D’autres, comme Nacer Kettane et Mehdi Charef sont nés en Algérie, même s’ils ont vécu en France la plus grande partie de leur enfance. C’est le cas aussi de Leïla Houari qui est née au Maroc avant d’émigrer avec ses parents en Belgique à l’âge de 7 ans. Tassadit Imache et Nina Bouaroui sont nées de pères algériens et de mères françaises.
On note aussi une différence de parcours scolaire, social et militant: tous ne sont pas devenus médecin comme Kettane ou sociologue comme Begag. Mustapha Raïth a écrit ses «Palpitations intramuros» depuis une cellule de prison. Pour leur part, Farida Belghoul, Kettane et Tadjer ont joué un rôle actif dans le développement du mouvement «Beur».
Des thèmes différents, mais pas un courant à part
Qu’est ce qui fait donc la particularité de la création littéraire de cette génération d’écrivains? Peut-on parler de genre ou de courant littéraire nouveau?
Pour Mdarhri-Alaoui, les auteurs beurs se démarquent des écrivains maghrébins et des écrivains français surtout par «la thématique: «ils traitent de la situation, du statut et des problématiques de personnes entre deux cultures (maghrébine par la famille, et française ou belge par l’école et la société), mais aussi de ceux de leurs parents qui, le plus souvent, ne sont pas suffisamment cultivés pour parler eux-même de leur condition (souvent modeste)».
Par ailleurs, étant donné leur situation éducative et culturelle mixte, «leur écriture, sur le plan formel, se caractérise souvent par l’introduction d’expressions issues de la langue des banlieues (code particulier de communication linguistique des jeunes, «le verlan»), mais aussi de la langue dialectale des parents (arabe et quelquefois berbère). En dehors de cela, le texte est d’une écriture généralement classique, avec un style simple et clair», ajoute cet écrivain et critique marocain dans un entretien à Maghreb1.
Néanmoins, fait-il remarquer, «même si certains thème sont communs (notamment la contradiction entre le comportement et la culture à l’intérieur de la famille et en dehors, le racisme, le drame de la situation des parents...), l’œuvre de chaque écrivain se distingue de l’autre par la vie et l’expérience de chacun, ce qui a des retombées sur le style même: humour de Azouz Begag, lyrisme de Leïla Houari, violence de Farida Belghoul, réalisme de Leïla Sebbar, …».
Malgré tout, M. Mdarhri Alaoui estime qu’on ne peut parler d’«un genre ou d’un courant littéraire à part», même si des essayistes et critiques comme Charles Bonn et Michel Laronde ont tendance à parler d’une «littérature beur», en se fondant surtout sur les thématiques récurrentes des oeuvres.
Sur ce point, «la littérature (et surtout le roman et la nouvelle) dite «beur», du fait de cette particularité des thèmes, est assez distincte de la littérature maghrébine d’un côté, et de la littérature française de l’autre, mais s’inscrit de manière dominante dans le courant réaliste et psychologique, et n’introduit aucun courant ou tendance esthétique nouvelle», conclut-il.
La crise d’identité
Avant que l’appellation «beur» n’entre dans l’usage commun, on désignait les descendants des Maghrébins par différentes expressions telles la «seconde génération», les «jeunes Arabes», ou encore les «enfants d’immigrés maghrébins». Néanmoins, souligne Afaf Majit, professeur de littérature du 20è siècle à l’université Ibn Zohr d’Agadir, «toutes ces «étiquettes» rappellent que les «Beurs» ne sont pas d’ici, qu’ils ne sont pas des Français et témoignent d’une grande volonté de maintenir une distance infranchissable entre les deux collectivités française et maghrébine».
«Ainsi, depuis que le roman beur est né, avons-nous affaire à une écriture qui raconte la fracture identitaire du beur et son devenir dans le pays d’accueil», ajoute-elle, notant qu’«être entre deux cultures, ne veut donc pas dire nécessairement être dans l’une et l’autre, car c’est souvent n’être ni dans l’une ni dans l’autre. Parfois même, les frontières, qui sont censées instaurer des limites entre les deux cultures, sont imprécises voire «floues»».
Cette question de crise d’identité n’est pas nouvelle. Chez les romanciers maghrébins d’expression française (génération des années 1950), on la rencontrait déjà presque à chaque page. Trente ans plus tard, dans un contexte différent, l’interrogation resurgit dans l’esprit des parents qui craignent que leurs enfants ne perdent leur identité en se dissolvant dans la société française.
Ce souci, les écrivains beur l’ont décrit dans leurs romans lorsqu’ils évoquent l’attachement des parents aux traditions, les mœurs et le choix du conjoint, voire à la mère patrie comme la mère de Madjid, le protagoniste de Mehdi Charef, qui voulait que son fils fasse son service militaire en Algérie.
Dans le cas des Beurs, «la crise d’identité subie se double d’une crise culturelle. Tiraillés entre leur culture d’origine et celle de la France, les jeunes issus de l’immigration ont un vécu parfois douloureux mais souvent passionnant à raconter», souligne le critique Alec Hargreaves.
C’est particulièrement le cas de la narratrice de «Georgette», roman de Farida Belghoul, une enfant de sept ans dont les parents d’origine algérienne ont immigré en France, et qui se trouve tiraillée entre les préceptes de son institutrice et ceux de son père. Comme l’explique Afaf Majit, «le modèle identitaire qu’incarne l’institutrice s’oppose à celui que représente le père et c’est pour cela que la construction identitaire de la narratrice s’inscrit dans une lutte permanente entre soi et l’Autre».
Des rites d’initiation communs
Outre la question identitaire, un bon nombre des ouvrages dits ‘beurs’ contiennent des éléments thématiques et structuraux en commun. François Desplanques décrit ces récits comme «des romans d’apprentissage avec ces trois rites d’initiation que sont l’école, les premières expériences sexuelles et la tentative de retour au pays d’origine. Autant d’épreuves au-travers desquelles se forge, non sans peine, l’identité du héros».
L’école occupe une place importante dans ces romans, en ce sens qu’elle «constitue une rupture décisive avec le milieu familial, sa chaleur affective et son système homogène de valeurs. Désormais l’enfant se trouve placé entre deux autorités», deux mondes, relève Desplanques.
L’exemple le plus édifiant en est le roman de Farida Belghoul. Le père de la narratrice, qui a sept ans, en tient pour l’écriture de droite à gauche et fait commencer le cahier neuf par la «fin». La maîtresse, qui ne connaît que l’écriture de gauche à droite, ouvre le cahier à la «première» page qu’elle trouve blanche. Entre les deux, l’enfant reste coincée, déchirée, muette.
Azouz Beggag, quant à lui, se rappelle les leçons de morale de M. Grand: «II se met à parler de morale comme tous les matins, je rougis à l’écoute de ses propos. Entre ce qu’il raconte et ce que je fais dans la rue, il peut couler un oued tout entier. Je suis indigne de la bonne morale».
Le deuxième rite d’initiation est l’initiation sexuelle et sentimentale. Entre les aventures du protagoniste de Charef avec les «initiatrices» du quartier, les expériences amoureuses de Béni, le héros de Beggag, qui tombe sous le charme d’une compagne de classe qui répond au doux prénom de France. «Quel symbole! Que dirait Abboué, le vieux père, lui qui un jour avait lancé une diatribe à son fils aîné, Nordine: «Quoi? Quoi? C’est des Françaises que vous voulez, bandes de chiens! Vous voulez salir notre nom, notre race! Vous voulez faire des enfants qui s’appelleront Jacques... Allez, allez, épousez des Françaises: quand vous pleurerez quand elles vous auront traités de «bicou», vous reviendrez chez votre vieux qui comprend rien». En vérité, Abboué n’est pas seul à voir d’un mauvais œil de pareilles rencontres. Dans le clan d’en face, on garde aussi jalousement ses filles. Begag, qui a connu, semble-t-il, de cuisantes expériences en ce domaine, nous montre son héros. Béni, interdit de séjour aux portes du «Paradis de la nuit». Le caissier et le videur de cette boîte de nuit sont intraitables.
Le rite d’initiation le plus fréquent est le retour au pays d’origine. Ce dernier, qui est embelli par le souvenir nostalgique des parents, représente l’ultime recours contre le mal vivre, le malheur et le racisme dont les jeunes Maghrébins sont trop souvent victimes au pays d’accueil. «L’éclatement du mythe (NDLR. du pays des droits de l’Homme) au contact de la réalité apparaît dès lors comme un passage obligé pour accéder à la conscience adulte», relève Desplanques, notant que ce thème occupe une place plus ou moins importante dans les vies que racontent N. Kettane, S. Boukhedenna et T. Imache. Il constitue le sujet même des romans de Leïla Houari, «Zeïda de Nulle part», et d’Akli Tadjer, «Les Z.N.I du Tassili».
Le nouveau souffle
Depuis le milieu des années 2000, on assiste à l’émergence d’une nouvelle pulsion littéraire orientant ce phénomène littéraire vers ce que les critiques appellent «écriture urbaine» ou «écriture de la banlieue» ou encore «littérature monde», qui offre des perspectives intéressantes pour des analyses éclairées et approfondies de l’acte d’écrire de ces générations de jeunes Français issus de l’immigration maghrébine.
Une nouvelle vague d’auteurs de deuxième génération a émergé depuis les émeutes des banlieues de 2005 en France. Le Franco-marocain Mohamed Razane a ouvert la voie en créant une association d’écrivains des banlieues. À travers le collectif «Qui fait la France?», dont la première publication collective est sortie à l’automne 2007, Razane et ses confrères théorisent une littérature engagée pour le contexte contemporain, notamment dans les banlieues françaises.
Dans son premier roman, «Dit violent» (2006), Razane explore les origines, les conséquences et la légitimité de la violence. Il montre le caractère cyclique de la violence ainsi que la souffrance qu’elle engendre dans le cas de son protagoniste, Mehdi, qui prend l’écriture comme moyen de réfléchir sur sa vie avant de commettre un acte final et définitif.
Une quête de légitimité et d’universalité
La littérature de «la nouvelle génération d’écrivains issue de la migration nord-africaine», de manière générale, n’est pas préoccupée par la peinture de la situation spécifique de personnes issues de la double culture, comme l’étaient les écrivains dits «beurs», estime Mdarhri Alaoui, notant que «de manière générale, ces écrivains ne vivent pas les drames que les «beurs» et leurs parents ont connus».
«Contrairement à ces derniers, ce sont des écrivains généralement de niveau culturel assez avancé, ayant pour souci d’être reconnus comme des écrivains universels, avec comme consécration la légitimité par les prix littéraires et les médias. Leur thématique est plus ouverte sur les situations transnationales (exemple: Leïla Slimani), les mythes universels (exemple: Kaoutar Harchi), les problématiques humaines (homosexualité par exemple, comme chez Abdallah Taïa)... Leur écriture est plus élaborée esthétiquement, travaillée par un style plus soutenu, et un intertexte littéraire plus développé», ajoute-il.
M. Mdarhri Alaoui relève, toutefois, que «tout écrivain ne peut échapper à son identité profonde, et l’on trouve chez eux des traces de leur origine familiale, sociale et culturelle dans la thématique et quelquefois dans le style. Mais ceci n’est qu’en filigrane, et non consciencieusement et intentionnellement représenté comme chez les écrivains dits «beurs»».
Et d’ajouter qu’aujourd’hui, «on a de plus en plus tendance à considérer ces écrivains comme partie prenante de la littérature nationale du pays où ils écrivent (même si, institutionnellement -médias, éditions, librairies- certains les classent encore comme une entité à part)».
En somme, si le contexte spécial des années 1980 a justifié l’émergence d’une littérature «beure», étant donné le milieu où on grandi les écrivain et les thèmes traités, aujourd’hui de plus en plus d’écrivains français d’origine maghrébine ne s’identifient plus au mouvement «beur» auquel on tente de les associer.
Désormais, c’est la quête de la reconnaissance littéraire (prix) qui prime. Au lieu d’être cantonnés dans une catégorie ethnique, les écrivains de la nouvelle génération se projettent déjà dans l’universalisme.