Bahaa Trabelsi: «La liberté est essentielle pour écrire»

Bouchra Fadel
Bahaa Trabelsi ©MAP
Bahaa Trabelsi ©MAP

Maghreb1: Dans «Dialogue joyeux avec un mort», la première question posée au personnage est: Je vous pose la même question, vous savez qui vous êtes vous?

 

Bahaa Trabelsi: Je pense que l’on se pose cette question toute sa vie, de manière récurrente, comme une litanie. On tente d’y répondre en sachant que la vie nous pousse à évoluer sans cesse, nous poser des questions. C’est une dynamique sans fin. On peut difficilement donner une réponse complète, et ce jusqu’à la mort. On peut à la limite y répondre de manière partielle, dans les grandes lignes et quand même arriver à se surprendre, à se tromper. Si je devais dire qui je suis, je dirais un être en devenir, dans des quêtes, à la recherche de réponses.

 Il est évident qu’être catalogué ou rangé dans une case peut être un handicap de départ. Quand on fouille au fond de soi, on découvre des paradoxes et des contradictions, des symboles et des croyances parfois erronés. Notre chemin de vie est jalonné de rencontres et de situations imprévues. Tout ce que je peux vous dire, c’est que notre vie est un puzzle dans lequel chaque élément a un sens, chaque événement contribue, selon nos choix, à nous mener vers ce que nous devenons. Et quelque soit notre définition de nous-mêmes, elle demeure réductrice. Après, bien-sûr, il y a les grandes lignes, celles de l’altérité, du regard des autres, de leur besoin de vous mettre dans une case, pour des raisons socio-politiques, de conformité, ou de besoin d’une parole subversive. Répondre à cette question à moi-même relève de l’improbable, y répondre partiellement à autrui exige de ma part une schématisation. Comme Inès, je trouve la question incongrue. Et j’y répondrai comme elle à la fin du livre: Je me suis acharnée à tenter de comprendre qui je suis, jusqu’à ce que je renonce à cette prétention et que je vive enfin. Après tout, n’est-ce pas notre mission de vie à tous?

 

Les femmes représentent peu ou prou la moitié de l’humanité et subissent toujours toutes sortes de dominations. Et les réactions contre ces dominations se concrétisent par divers niveaux de combats. Pouvez-vous nous préciser en quoi consiste et comment se situe le vôtre, celui de la femme, écrivaine, feministe que vous êtes? Aussi, est-ce que le féminisme change nos vies?

 

Être féministe c’est avant tout défendre les droits des femmes et donc vouloir une société plus équilibrée. Pour ma part, ce sont les libertés individuelles qui incarnent mon cheval de bataille, aussi bien dans mes écrits que dans mes prises de position.

Le féminisme a déjà changé nos vies. A l’échelle internationale, de la conquête du droit de vote à la revendication de l’interruption volontaire de grossesse en passant par les droits civils et sociaux, le renforcement du rôle des femmes dans la société, la parité, l’égalité des chances, la représentativité... le mouvement féministe n’a cessé de se mobiliser pour améliorer la situation des femmes et étendre leurs droits.

La décennie 80 a été marquée par la formation, à peu près au même moment en Tunisie, en Algérie et au Maroc, de groupes féministes s’attaquant de front au système patriarcal et dénonçant le maintien des femmes dans un statut de dominées, voire de mineures ayant des situations semblables dans les trois pays.

Aujourd’hui, La violence contre les femmes, mais également les questions d’égalité et particulièrement celles de l’égalité successorale ont été des sujets portés au même moment dans les trois pays.

Au Maroc, la Constitution de 2011 prône la parité et l’égalité des droits. Et la criminalisation des violences faites aux femmes même si dans le monde musulman les positions se radicalisent et les féministes sont accusées d’être pro occidentales. J’ai créé la collection Kayna à la Croisée des chemins parce que c’est le moment de reprendre la parole et de la renouveler. Ecrire, voilà l’acte le plus efficace pour avancer.

 

Vous avez usé d’un langage poétique et audacieux pour dénoncer le huis clos familial avec ses règles intransigeantes, vous avez appelé à briser les carcans de la tradition culturelle et religieuse. Qu’en dites-vous?

 

Les règles intransigeantes de la cellule «famille» comme vous dites ne sont que le reflet d’un système plus global à la fois politique, juridique et sociétal. Si un code pénal liberticide désuet régit une société, c’est «normal» que les citoyens s’y conforment. Une société qui se transforme est une société qui proteste, propose et évolue. Et les sociétés évoluent par la force des choses. Ce n’est pas moi qui appelle à briser les carcans de la tradition culturelle et religieuse, je ne fais que le constater, puis l’écrire à travers des histoires.

 

L’audace reste sans doute l’une des meilleures stratégies pour sortir de l’anonymat littéraire, vous n’avez de cesse d’ aborder des sujets tabous dans vos romans, tels que l’homosexualité, la vie après la mort. Pourquoi cette quête de sujets et de faits de société qui dérangent?

 

Ce sont d’abord des sujets humains qui ont toujours fait partie de nous. Jean-Paul Sartres a dit que «l’écrivain engagé sait que la parole est action: il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer». Les valeurs humanitaires traversent la littérature pour que vivent les libertés, un texte qui dérange est un texte qui a un effet miroir, dans lequel on s’identifie et on se remet en question. C’est peut-être un texte qui peut lutter contre le racisme ou l’homophobie, qui rappelle l’humanité de chacun. Et puis, un roman c’est figer un moment d’éternité, une inspiration, ou des rencontres qui interpellent. Chacun de mes romans a été inspiré par ce que je vois autour de moi et ce que je ressens. Alors, peut-être que mes sujets m’ont d’abord dérangée moi avant que je ne plonge dans les abysses et les tourments qu’ils provoquent et que je ne les redéploie dans des histoires structurées et qui ont du sens pour moi.

 

Vous avez dit dans un de vos entretiens que généralement l’écrivain commence par écrire pour lui et sur lui …Dans une oscillation plus ou moins consciente entre démarche thérapeutique et jouissance individuelle. Est ce à dire et considérer que vous auriez usé de cette démarche à cette fin? Est ce que vous n’avez pas angoissé à l’idée d’être mise à nu dans l’espace public.

 

Chaque auteur vit l’expérience de l’écriture à sa façon et adopte sa propre démarche. Je suis d’accord avec Blaise Cendrars quand il écrit que «La chose la plus difficile, quand on a commencé d’écrire, c’est d’être sincère», ou encore: Écrire, c’est brûler vif, mais aussi renaître de ses cendres. Mais je suis aussi d’accord avec Jules Renard quand il dit: Écrire, c’est presque toujours mentir.

Quand j’écris, je suis dans une solitude totale, face à moi-même. Avec peut-être le rêve qu’en trouvant les mots justes pour décrire une situation ou une émotion, cela me délivrera quelque part et m’apprendra des choses sur moi et sur les autres. Tout en sachant que: Le roman est le fruit d’une illusion humaine. L’illusion de pouvoir comprendre autrui comme le dit Milan Kundera.

Toujours est-il que je n’écris que sur ce qui me préoccupe, voire parfois m’obsède. 

Un roman c’est une idée qui jaillit et s’impose. Pour Tolstoi, Il ne faut écrire qu’au moment où à chaque fois que tu trempes ta plume dans l’encre, un morceau de ta chair reste dans l’encrier. 

Par conséquent, oui c’est une forme de thérapie, mais pas que. C’est aussi un travail et une structuration de ma pensée, la recherche d’une cohérence. Et dans cette quête, une manière de commencer à panser les blessures. La mise à nu fait partie de la démarche, c’est admis, c’est sincère. En ce qui me concerne, cela ne nécessite pas du courage, juste de l’authenticité. L’audace aussi. Sinon pourquoi écrire?

 

Y a t il eu quelques événements particuliers qui auraient déclenché l’écriture de votre premier roman «une femme tout simplement»?

 

C’est amusant que vous me demandiez ça! C’était juste après mon accouchement. Je suis restée avec mon fils pour m’occuper de lui. Et entre deux biberons et quelques siestes, je me suis mise à écrire. A structurer un texte, à construire une histoire. Sans vraiment y croire, juste en réponse à une urgence que je ressentais, celle de raconter une histoire et de mettre des mots sur des émotions.

 

Que représente la liberté pour vous ?

 

La liberté est essentielle pour écrire et écrire librement nécessite un travail sur soi. J’étais fascinée par des auteurs comme Mohamed Choukri, Bukowski ou Erika Jong. Bukowski disait: j’ai un projet de devenir fou. Oui fou, dans ses délires et son non conformisme, ses histoires extraordinaires, noyées dans l’alcool. J’ai eu la chance de rencontrer Choukri et son libre parler. Il ne s’embarrassait pas des opinions des autres. J’ai eu la sensation de découvrir l’humanité et ses paradoxes en toute liberté avec lui. Henry Miller a dit d’Erika Jong: «Elle écrit comme un homme - mais non, si elle écrit comme quelqu’un, c’est comme une femme cent pour cent femme... Sur bien des points, elle est plus directe, plus franche que bien des auteurs masculins».

La sincérité exige la liberté. Celle de braver les tabous et de défoncer les murs du silence. De vaincre ses peurs. D’aller au-delà des idées reçues. Fouiller pour redéfinir avec des mots, au-delà des symboles, dans la profondeur de l’être, dans l’intime. Je me suis amusée à brandir ma liberté. Une respiration. A me mettre dans la peau des personnages et à les comprendre de l’intérieur, un tueur en série islamiste, deux hommes qui s’aiment ou une femme qui se découvre...

La militante c’est une autre démarche même si elle est liée à la première. Une fois que l’on prend la peine de comprendre, on défend. Je l’ai fait à travers des actions de la société civile. Avec des textes et des actions sur le terrain. Et cela exige une liberté de penser et de dire. De dénoncer mais aussi de proposer des perspectives de changement. Je crois à la lucidité et au travail ponctuel de terrain, et accessoirement au débat d’idées. Je crois en l’efficacité en toutes choses, aussi ponctuelle soit-elle parce qu’elle a un résultat rapide et effectif.

Cela dit, il n’y a pas de liberté absolue, il n’y a que des libertés éparpillées à obtenir pour avancer.

 

On dit que tous les personnages principaux de roman ressemblent à leur auteur, partagez-vous cette assertion? Serait-ce en partie le cas des personnages Safia de «Souviens tu qui tu es» et Inès dans«dialogue joyeux avec un mort»?

Je vais vous répondre: chaque personnage est une partie de moi quand j’écris. J’écris avec mon inconscient et mes émotions, même si les personnages ne me ressemblent pas toujours. Des personnages féminins composés mais qui m’interpellent, qui me parlent. Je suis celle qui écrit, les personnages veulent exister et s’emparent de leurs destins, construisent leur histoire, parfois ce sont eux qui mènent la danse. Je suis habitée par eux. Et c’est leur liberté qui s’exprime. On se prend par la main et on va loin, pas comme dans la vraie vie, autrement, parce qu’en toute liberté.

Safia dans «Souviens-toi qui tu es», a subi la violence et s’en est émancipée. C’est un personnage qui me ressemble ne serait-ce que par ses lectures. Les lectures, et je suis une grande lectrice, nous façonnent et nous ouvrent de nouveaux horizons. Rita, est une femme de quarante-cinq ans, divorcée, elle élève sa fille seule. Journaliste, c’est une grande idéaliste qui défend les droits humains et les libertés individuelles. Musulmane de culture et de naissance, elle est révoltée par les crimes du tueur en série. Riche d’une double culture, occidentale et marocaine, cette affaire est l’occasion pour elle de dénoncer les dangers du fanatisme islamiste. Rita et moi avons des choses en commun, mais moi je ne suis pas naïve.

Quant à Inés, c’est une jeune femme de son temps, cadrée, ambitieuse et soucieuse de contrôler son destin de manière rationnelle et raisonnée. Elle pense que la volonté et la détermination suffisent à contrôler une existence, selon des critères quasi mathématiques. Elle n’est ni superstitieuse ni crédule. Inès a un besoin viscéral de comprendre et d’analyser tout ce qui lui arrive. C’est sans compter sur la magie de la providence. Une expérience de mort imminente va lui prouver qu’elle va devoir compter avec ce qu’elle ne maîtrise pas, les lois divines, l’amour inconditionnel et la magie qui en découle. Elle s’engage dans une aventure qui va la mener sur des chemins inexplorés et un futur improbable. Inès a en commun avec moi la quête spirituelle et l’amour de la raison. 

Ce besoin d’aller chercher loin des explications scientifiques même embryonnaires de l’invisible.

C’est la première fois que l’un de vos romans «La chaise du concierge» fait l’objet d’une production audiovisuelle (série). Comment est née cette idée? Dans quelle mesure êtes vous impliquée dans l’écriture du scénario et la mise en scène? Quel est le message que vous avez voulu transmettre à travers ce roman?

 

Ma deuxième passion est le cinéma. Je suis une grande cinéphile. La chaise du concierge va être réalisée par Nour-Eddine Lakhmari avec qui j’ai déjà travaillé sur une série policière El Kadia. Le scénario sera écrit par moi. Et bien-entendu, le réalisateur a un droit de regard sur le scénario. La réalisation est une nouvelle écriture, une œuvre à part entière. J’aime le cinéma de Nour-Eddine Lakhmari qui est un magicien de l’image avec un sens de l’esthétique qui lui est propre. C’est un bon projet auquel je tiens. «La chaise du concierge» est née d’une peur, celle de l’obscurantisme et de la folie des hommes. Elle a été traduite en italien. Je suis allée en Italie faire une tournée librairies signatures et j’ ai été étonnée de la réception et de l’intérêt des Italiens pour le livre. ils se sentaient concernées.

La faculté du libre arbitre, ce don de Dieu comme vous le qualifiez revient souvent tel un leitmotiv dans vos écrits et notamment dans le dernier roman «Dialogue joyeux avec un mort». Où se situe le fatalisme dans ce chapitre?

 

Nietzsche présente le libre arbitre comme une invention des théologiens pour rendre les hommes «coupables» devant Dieu, et punissables par ceux qui se réclament de son autorité. En réalité, le libre-arbitre a suscité de vastes débats philosophiques et théologiques. Mais avant tout, le libre-arbitre s’oppose à la fatalité. Il donne les rênes aux êtres humains. Par son biais, ils font des choix et décident de leur devenir.

 

Peut on parler de parallélisme entre «Une femme tout simplement» et «Dialogue joyeux avec un mort» dans le sens où tous les deux sont considérés comme romans initiatiques?

 

Dans tous les romans il y a une quête initiatique. Pour «Une femme tout simplement», c’est une quête initiatique de soi, dans «Dialogue joyeux avec un mort», c’est une quête initiatique spirituelle. 

 

Vous avez dédramatisé la fin de vie: la mort, dans votre dernier roman, «Dialogue joyeux avec un mort». Est ce que vous avez peur de la mort ?

 

Je n’ai pas peur de la mort à titre personnel. Je crois que la mort n’est pas une fin en soi. Inès le découvre au cours de sa quête. En revanche, j’ai peur de la maladie et de la souffrance qui en résulte. J’aimerais, comme tout le monde, mourir en dormant, partir…

 

Que représente la poésie pour vous ?

 

La poésie est le niveau supérieur de l’écriture, sa sublimation. «Douce poésie ! Le plus beau des arts ! Toi qui, suscitant en nous le pouvoir créateur, nous mets tout proches de la divinité», disait Guillaume Apollinaire. La poésie c’est quand l’intime, dans un élan lyrique, prend son envol. je m’ y essaye en toute humilité dans «Dialogue joyeux avec un mort». C’est à la fois un élan et un travail sur les mots. La prose est plus avenante.

 

Avez-vous un nouveau projet de roman ?

 

Oui. C’est un projet de roman sur le couple. Je suis cinéphile et j’ai aimé un film comme «Scènes de la vie conjugale» réalisé par Ingmar Bergman, qui d’ailleurs a été redéployé en série en 2021. Ou encore Amour de Michael Haneke, Eyes wide shut de Kubrick, Blue Valentine de Derek Cianfrance, Noces rebelles de Sam Mendes. Et d’autres. Réussir un couple exige forcément une chasse aux préjugés, aux conventions et aux idées reçues. Considérer un couple comme un véritable partenariat plutôt qu’un bras de fer ou un champ de guerre et d’adversité relève de la performance. Performance de la pacification des égos et de la prise de distance avec les symboles et les shémas des sociétés et ce, quelque soient les cultures. Ecrire une histoire de couple qui se tienne est un véritable défi qui exige une plongée dans mes propres limites. Encore une fois, c’est dans l’humain qu’il faut aller puiser les ressources pour l’écrire. Et c’est mon projet de roman. En sachant que j’en ai d’autres pour le cinéma. Je peux d’ores et déjà vous donner le titre: Le loup est monogame par nature. Représentés comme des animaux vicieux et trompeurs, les loups ont en fait une vie de famille bien plus loyale que beaucoup d’êtres humains.

 

En effet, ces animaux sauvages sont d’une fidélité rare puisqu’ils se reproduisent généralement avec la même partenaire toute leur vie. 

 

A propos d’animaux, vous avez des chats chez vous, que pensez-vous de la protection des animaux?

 

J’adore mes chats et je déplore la maltraitance que les animaux subissent chez nous. J’aime cette pétition lancée par Afaf Harmouch qui résume bien ma pensée: Plusieurs pays de par le monde ont instauré des lois afin de lutter contre la cruauté ou la maltraitance envers les animaux, que ce soit par le biais de coups, de blessures ou simplement de négligence.

En pays où le dénuement et la détresse des individus... est une réalité courante, on a tendance parfois à opposer la cause animale et celle des gens, nous croyons au contraire à l’effet d’entraînement salutaire que pourrait générer l’amélioration de la condition des animaux sur tout leur environnement, humain compris.

 

Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire (Albert Einstein).